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DO-KRE-I-S No 5, Éditorial



Des corps en transe, la sueur humidifiant l’air ambiant, l’extase et les cris générés par des substances psychotropes, ecstasy ou autres petits bonbons aux tons acidulés. La Rave party ou d’autres soirées endiablées avatars de ce modèle de rassemblements massifs surfant sur des ondes musicales criardes et sauvages sont le paradigme sociopolitique du phénomène à l’étude dans ce cinquième volume de la revue DO.KRE.IS. Cette idiosyncrasie si singulière dont tous les peuples se prévalent et que les institutions dénoncent, trop souvent, comme des lieux de subversion et de déviance, est occultée dans ses dimensions pleines. En effet, depuis 1995, le gouvernement français vote et maintient, dès lors, la circulaire intitulée « les soirées raves : des situations à hauts risques », émise par la Direction générale de la police nationale. On ne voit que les grands raz-de-marée des jeunesses libérées, insoumises, et révoltées qui par la fête et les danses exorcistes miment leurs colères, leurs soulèvements et leurs indignations. Mal contrôlées, elles deviennent des gabegies. Nombre d’États diabolisent et criminalisent ces manifestations, en leur opposant, notamment, leurs propres rassemblements officiels, rangés en ordre de bataille et a priori constitutifs per se d’une identité nationale. On les appelle commémoration. Un terme qui revêt la solennité et la noblesse des rituels de mémorialisation, ciment du tissu social.


Pourtant, ces deux phénomènes obéissent à des lois identiques : ils visent à rassembler des individus en groupes tribaux autour de rituels de passage et de transformation, constituant des mémoires qui s’inscrivent dans les corps et les esprits par les actes conjointement posés. Ils sont traversés par des émotions intenses de la solennité d’une célébration institutionnalisée à la catharsis collective d’un feu de joie, ou d’une joie enfiévrante, en passant par les rites de transition entre les dimensions de l’existence : vie et mort, union et désunion, naissance et enterrement, etc. Roland Escarpit, sociologue et journaliste français, écrivit que : « La ripaille est la fête de l’affamé comme l’évasion est la fête du prisonnier et l’insurrection la fête de l’opprimé ». Sous des atours variables, la fête est un phénomène à modeler au gré des circonstances et des prétextes de rassemblements. Et qui déclara que la fête devrait être joyeuse ? Des traits redondants, et par là même reconnaissables, permettent de l’identifier chaque fois qu’elle se présente dans nos espaces. Il y aura l’effervescence des mouvements de foule ; l’iridescence des couleurs chamarrées des drapeaux, des fanions, des corporéités arc-en-ciel ; les silences et les scansions et toute une palette émotionnelle contrastant des états de bien-être ou de malaise, de crispation ou d’émancipation, de crise ou de concorde. La fête résulte d’un bouleversement ou provoque ce bouleversement. Une rupture. La fête s’amuse aussi des différences et des divergences. Elle peut se teinter de classisme tantôt, et tantôt l’abroger. Selon les principes, préceptes, dogmes, valeurs et codes de ces ensembles tribaux, elle peut être un entre-soi excluant et discriminant ou un tourbillon explosant toutes les scissions du monde. Elle peut être l’un ou l’autre. L’un et l’autre. L’un puis l’autre.


Par ailleurs, aux antipodes des manifestations d’extraversion publique, dans les rues, sur le pavé, ou les campagnes reculées, la fête peut aussi trouver autant de solennité ou de réjouissance dans un moment d’introspection ou d’introversion. Les manifestations collectives ne sont-elles pas un mouvement holistique d’individualités jouissantes à l’unisson ? La fête est aussi une alégresse intérieure qui se passe dans les plaisirs des sens. Le spectacle d’un paysage mélancolique qui convoque les larmes. L’ivresse des effluves d’un repas dominical ou d’un jardin en fleurs. L’extase des papilles excitées par un met délicieux qui se délite sur la langue. La passion d’une caresse sur une peau que l’amour avait déserté. Le soleil après la bruine.... La bénédiction d’un esprit en soliloque avec la vie. La fête se trouve aussi dans la poésie du quotidien… les rituels du jour au lendemain répétés.

Finalement, il y aura toujours quelque chose de vertigineux. D’abyssal. De fécond.


Ces visages protéiformes commanderaient l’emploi du pluriel : les fêtes. Pourtant, ce cinquième volume de la revue DO.KRE.I.S a amené.e.s, auteur.ice.s, artistes et philosophes, à interroger le singulier de la fête. Et pour cause, cette revue haïtienne, oracle des mondes créoles et créolophones, renverse les équilibres et regardant le monde depuis ses centres, les prédites marges du globe et des anciennes colonies. Alors, lui sera pardonné le choix de rendre ici universelle une des règles fondamentales de la graphie des créoles : l’absence des marques de la pluralité. FÈT. FÊTE. Les langues créoles chérissent l’essence des choses. Et c’est l’essence de la fête qui est interrogée, disséquée, explorée dans son kaléidoscope primordial.


« Faîtes-fête ! » entonne Emmelyne Octavie (Guyane) pour vous inviter, lecteur.ice.s, à la transcendance des obscurantismes à travers une fête-abolition, à travers sa poétique libératoire, tout comme Faubert Bolivar vous plonge au coeur des orgies des politiques publiques qui cherche à annihiler les carnavals, les festivals de la chair dans sa nouvelle « Comme un enfant turbulent assagi par les démons de la nuit ». « La quête » que la Fête personnifiée traverse dans la parabole d’Anastasia Kruglyak la mène à travers ses diverses incarnations ad nauseam : elle va mofwazé (se transformer) encore et encore, tel un haut-le-coeur qui s’écraserait dans une vomissure, puissant acte ultime de purification de la fête, selon Carl-Henry Pierre (Haïti).


Apré fèt, sé graté tèt dit un proverbe créole des archipels franco-caribéens. Après la fête, après l’ébriété qui possède les corps et les têtes, il y a aussi le vide, la désorientation-perdition et le dénuement des lieux désertés par la liesse ou la colère. Il y a la solitude et le vide. L’espace laissé mutique. La prière du malheureux — « Priyè Malere » — livrée par Jean D’Amérique s’ouvre sur la renaissance de la nation, le premier jour de la révolution. Ces dates qui marquent l’avènement de mondes nouveaux tels que les fêtes des indépendances africaines.


Des ethnographies et reportages offrent des regards sur les fêtes accouchées de l’histoire en marche. On y évoque les traditions ancestrales du vodun au Bénin, du Séga ou de la Fèt Kaf ou la célébration du revivalisme des créoles tombés en désuétude suite à la prohibition décrétée sur ces idiomes par Stéphane Saintil (Haïti). Patricia Cros (France) se remémore comment un atelier interculturel se transforme en des noces humanitaires. Des textes magnifiques jalonnent ce volume, par une approche transdisciplinaire, et transculturelle — à travers la diaspora africaine et en relation avec d’autres espaces. La sélection iconographique vient soutenir ce torrent d’images évocatrices : Les danseuses déliées de Shérane Figaro (Haïti), les libations florales d’ Anaïs Cheleux (Guadeloupe), les prophéties oniriques de Tiffanie Delune (France-RDC), les femmes totems de Roseline Emonides (Martinique), la magie d’Iro Mushoku (Guadeloupe), les foultitudes enspiralées et les sourires des patates féériques de Lou Ben Lahcen (France), la Solitude, Marianne noire, de la place des fêtes de Chantaléa Commin (Guadeloupe), et bien d’autres portfolios qui capturent nos regards au coeur de la fête, tour à tour lumineuse, sanglante, vociférante, extatique, émancipatrice, guerrière ou soldatesque, de teintes hypnotiques ou de nuances de gris...

Les pages qui suivent sont autant de liturgies et d’enchantements, de célébrations et de banquets de nos latitudes et territoires qui accueillent à bras ouverts l’outremer européen. « Une fête est un excès permis, voire ordonné » dit Sigmund Freud. Alors, Commensaux, Festivalier.ères, Initié.e.s, Poètes.se.s, Orateur.ice.s, Révolutionnaires, la fête est à vous ! Bal fini, vyolon an sak !




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